CHAPITRE 8
Joscelin se leva avant l’aube, prenant soin de ne pas réveiller son compagnon, qui dormait au chaud, bien confortablement, bras et jambes écartés comme disloqués dans l’abandon du sommeil. Joscelin laissa sa volumineuse cape de lépreux autour du petit, car l’air du matin était frisquet ; en outre, il n’osait pas s’approcher de la ville sous ce camouflage, bien que, sans lui, le risque encouru fût certainement aussi grand. Il lui faudrait compter sur son habileté à ne pas se faire voir ; et il était quelque peu rasséréné à la pensée qu’on allait sans doute, du moins l’espérait-il, poursuivre ailleurs des recherches qui devaient avoir convaincu chacun que ce n’était pas du côté nord de la Première Enceinte que l’on capturerait le fugitif.
Il traversa fugitivement la grand-salle et prit, sur le bureau, la plume et la poire à encre de Frère Marc. Il ne pouvait pas faire de lumière, ni ne voulait attendre celle de l’aube ; mais dans l’église, la veilleuse de l’autel, si faible fût-elle, suffirait à sa vue de jeune homme et au petit nombre de mots. Il avait déjà décidé de ce qu’il écrirait et il traça les phrases lisiblement, sinon très proprement sur le morceau de parchemin. La plume aurait eu besoin d’être taillée et avait tendance à cracher, mais il n’avait pas de couteau pour y remédier. Il était réduit à la condition de ceux qui étaient à présent ses compagnons, à ceci près que sa peau et ses membres n’étaient pas atteints par la maladie ; il ne disposait d’aucun objet personnel et ne possédait que ce qu’il avait sur lui et rien d’autre.
Simon, si tu es mon ami, fais ceci pour moi : cache Briard de l’autre côté du ruisseau, en face de l’abbaye, et emmène Iveta dans le jardin aux simples après Vêpres.
Cela suffisait, mais il fallait trouver un moyen de faire parvenir le message en mains propres. S’il ne le pouvait pas, il devait le garder, puisqu’il avait inscrit le nom de Simon. Il regrettait à présent l’impulsion naturelle qui l’avait poussé à adresser la missive ; si elle tombait dans d’autres mains ? Il n’était pas question d’entraîner son ami dans le pétrin ! Mais il n’y avait aucun moyen d’effacer le nom compromettant. Le message devait soit partir tel quel, soit rester en sa possession, ce qui détruisait le seul plan qu’il avait. Cela l’obligeait à montrer encore plus de circonspection et d’audace dans sa tentative de joindre l’homme qu’il lui fallait.
Quand il sortit, le silence et l’étrange clarté d’avant l’aurore étaient les mêmes que lorsqu’il avait fui de sa cachette dans la propriété de l’évêque. Il longea prudemment l’arrière de la maladrerie et se dirigea vers la ville, se tenant à l’écart de la route, là où les arbres et les buissons lui permettaient de rester à couvert. Dès qu’il arriva aux cours des maisons et à leurs jardins, il fut forcé de s’éloigner encore plus de la grand-route, mais il avait le temps : il pouvait prendre toutes les précautions nécessaires. Nul ne bougerait à la résidence de l’évêque avant la première lueur de l’aube, personne ne quitterait la cour avant le grand jour et les invités de marque auraient d’abord rompu le jeûne de la nuit. Il atteignit l’allée étroite et bordée d’arbres qui donnait sur la Première Enceinte à côté du mur de la résidence, et s’arrêta pour examiner l’endroit. Il ne pourrait voir par-dessus le mur qu’en grimpant à un arbre et dans ce cas, il convenait d’en trouver un qui lui permît d’observer l’intérieur et l’extérieur de la cour, de reconnaître des visages connus et de surveiller les allées et venues près des écuries.
Il choisit l’endroit avec soin : il s’allongea sur la branche maîtresse d’un chêne qui avait encore assez de feuilles pour le dissimuler, mais qui lui permettait de voir des deux côtés, et, le cas échéant, de sauter à terre rapidement et facilement. Puis il n’y eut plus qu’à attendre, car l’aube n’était encore qu’une pâle lueur à l’est. Il se passerait de petit déjeuner et nul n’aurait aujourd’hui à dérober de la nourriture pour lui ! Le jour se leva enfin, lentement mais sûrement. Les contours de la maison, du mur d’enceinte, des écuries, des étables et des granges se détachèrent de la pénombre et revêtirent couleur et vie. Les serviteurs, les boulangers, les vachères et les palefreniers, l’air ensommeillé, vaquèrent à leurs tâches au ralenti d’abord, puis plus énergiquement. Les garçons de cuisine transportèrent des plateaux chargés de miches de pain sortant juste du four. La matinée s’avança et les invités de marque commencèrent à faire leur apparition, le chanoine Eudes en premier, s’en allant à la deuxième messe, puis, un peu plus tard, Simon et Guy ensemble, dénués de leur gaieté habituelle et plongés dans de sombres conciliabules. Les palefreniers semblaient sortir la plupart des chevaux des écuries : apparemment, les recherches de cette journée étaient déjà entamées et les hommes commençaient à se rassembler.
Ils se mirent en route, avec Guy au milieu d’eux, résigné et morose ; le portail franchi, ils prirent la Première Enceinte en direction de la ville. Mais Simon ne les accompagna pas. Debout sur les marches qui menaient à la grand-salle, il les suivait du regard et attendait visiblement quelque chose. Joscelin ne pouvait apercevoir l’écurie personnelle de l’évêque, située à un coin de la maison, mais il tendit soudain l’oreille et entendit un martèlement de sabots impatients et vifs qui approchait de la cour. L’instant d’après, il vit son Briard, gris argenté taché de gris sombre, bondir avec indignation dans l’air du matin, remorquant un palefrenier couvert de sueur et volubile. Descendant l’escalier, Simon alla à leur rencontre, flatta l’encolure et l’épaule grises et luisantes et tint un moment la tête argentée entre ses paumes, en une caresse admirative. Joscelin en eut chaud au coeur. Au milieu de tous ces tracas, Simon avait néanmoins pensé à la bête pleine de vitalité, enfermée dans une stalle et l’avait sortie pour lui donner de l’exercice. Ce qu’il dit au palefrenier en rentrant dans la maison ne parvint pas aux oreilles de Joscelin, mais ses gestes montrant le cheval et le portail signifiaient clairement : « Selle-le et amène-le dehors ! »
S’étant assuré que c’était bien là ce que faisait le palefrenier, Joscelin sauta de l’arbre et s’avança prudemment, dissimulé derrière les buissons, jusqu’à ce qu’il fût en vue du portail. Ils s’approchèrent, Briard, vif et malicieux, impatient de courir, et franchirent le portail. Le palefrenier, alors, l’attacha machinalement à l’un des anneaux du mur à côté de la borne et le laissa là, en attendant le retour de son maître. Cela n’aurait pu mieux tomber. Aussitôt que l’homme fut retourné dans la cour, foulant les pavés en direction de l’écurie, Joscelin s’élança de derrière les buissons et longea rapidement le mur pour aller caresser et calmer un Briard surpris et ravi. Ce n’était pas le moment de badiner. Tout d’abord, Joscelin maudit le hasard qui voulut que deux cavaliers surgissent dans la Première Enceinte en faisant tinter leurs harnais, l’obligeant à tourner le dos à la route et à tenir la bride sans broncher, jusqu’à ce qu’ils fussent passés, comme s’il avait été un palefrenier attendant son maître. Mais ce délai forcé donna le temps à Briard de se calmer et de se rassurer, tout content, pendant que Joscelin s’empressait d’attacher soigneusement son morceau de parchemin dans une mèche argentée de la crinière.
Les cavaliers étaient passés ; la Première Enceinte était déserte pour le moment et il n’y avait personne sur l’allée bordée d’arbres. Joscelin s’arracha à son affectueux destrier, s’efforçant de ne pas entendre les hennissements de protestation qui le poursuivaient ; puis, sans s’arrêter et en restant à couvert, il courut comme un lièvre jusqu’à ce qu’il fût presque arrivé à Saint-Gilles.
C’était fait ; il n’avait pas osé s’arrêter pour voir si son geste avait produit un résultat immédiat, car à présent, le grand jour régnait et les rues se peuplaient ; il valait mieux qu’il se dissimulât aussi vite que possible sous son habit de lépreux, protection bien plus puissante que n’importe quelle arme, puisque nul n’osait l’approcher de trop près, de peur de la contagion. Il ne pouvait que prier pour que Simon trouvât le message – il ne lui faudrait certainement pas longtemps avant de remarquer la crinière nouée –, et agît en ami fidèle. Il y avait au moins une possibilité de retraite, pensa Joscelin : si, à l’heure fixée, il arrivait aux taillis, en face des champs de l’abbaye, et n’y découvrait pas Briard dissimulé, il pourrait toujours repartir en supposant soit que sa requête s’était perdue, soit qu’elle n’avait jamais été trouvée. Repartir et essayer autre chose, ne jamais abandonner, jamais tant qu’Iveta ne serait pas en de meilleures mains et traitée comme il se devait. En attendant, sans relâche ce jour-là, il fallait à Saint-Gilles adopter jusqu’au soir une conduite irréprochable et docile, en ne prenant pas de risques et n’attirant pas l’attention.
Avant d’entrer à la maladrerie, il s’arrêta au boqueteau près de l’enceinte, conscient tout d’un coup de sa vulnérabilité en pleine lumière et sans sa cape. Mais une petite silhouette déchaînée surgit soudain des buissons. Elle serrait sous un bras un vêtement sombre, traînant à moitié par terre, et lui entoura violemment la jambe de son autre bras, en lui lançant d’amers reproches chuchotés et haletants :
— Tu ne m’as pas réveillé ! Tu es parti sans moi. Pourquoi ?
Surpris et touché, Joscelin s’accroupit et serra l’enfant sur son coeur.
— Je ne dormais pas, mais toi, si, et si profondément que je n’ai pas osé te réveiller. A présent, c’est fini, et je suis revenu. Alors pardonne-moi ! Je sais que tu aurais fait aussi bien, sinon mieux ; ne crois pas que je n’aie pas eu confiance en toi !
Le visage sévère, Bran lui lança l’habit.
— Mets-le ! Et voici le voile... Comment serais-tu rentré à la maladrerie sans cela ?
Il avait apporté du pain, également, pour remplacer le petit déjeuner. Joscelin le rompit en deux et lui donna la plus grosse part, ses propres soucis balayés par une tendresse irrésistible qui l’emplissait d’une folle envie de rire.
— Que deviendrais-je sans toi, mon écuyer ? Tu vois que je suis à peine capable de me débrouiller sans mon ange gardien. Je te promets que je vais te laisser me mener par le bout du nez toute la journée... sauf pendant ta leçon avec Frère Marc, bien sûr. Nous ferons ce que tu voudras. C’est toi qui commanderas !
Il s’enveloppa docilement dans ses vêtements d’emprunt, et ils dévorèrent le pain ensemble, silencieux et heureux ; puis il remit le voile sur son visage. Main dans la main, ils sortirent solennellement du couvert des arbres et se dirigèrent d’un pas calme vers l’enceinte de Saint-Gilles.
Simon avait presque atteint la porterie de l’abbaye, emporté par le trot d’un Briard débordant de vitalité, lorsqu’il remarqua la crinière nouée ; il tendit la main pour en découvrir la cause, mécontent d’un si piètre toilettage, et sentit sous ses doigts la boule que faisait le morceau de parchemin. Mettant sa monture au pas, ce qui ne fut pas du goût de cette dernière, il dégagea l’objet et le déroula avec curiosité.
Malgré le peu de pratique de Joscelin, aggravé par le manque de lumière et les ratés d’une plume taillée pour un autre, le texte était bien lisible. Simon referma rapidement le poing sur le parchemin, comme si on le surveillait étroitement ; puis il regarda derrière et autour de lui, cherchant (un peu tard) une indication sur la façon dont ce message inattendu s’était retrouvé là, et sur l’endroit où pouvait se trouver son correspondant caché. Il n’était plus temps ! Il pouvait être n’importe où. Il n’y avait aucun moyen de mettre la main dessus ou de lui transmettre un message, sauf en faisant ce qu’il demandait et en organisant une rencontre où il ne manquerait pas de venir.
Simon rangea soigneusement le parchemin dans son escarcelle, et continua sa route, plongé dans ses pensées. Après la porterie, près du pont sur la Severn qui menait à la ville, les hommes du shérif commençaient à se rassembler. Dans la grand-cour de l’abbaye, on vaquait aux occupations habituelles. Les frères lais se dirigeaient d’un bon pas vers les jardins de la Gaye ou allaient s’occuper des granges et du bétail. Frère Edmond s’activait entre l’herbarium et son infirmerie et Frère Oswald, l’aumônier, faisait la charité aux quelques mendiants qui attendaient au portail. Simon entra discrètement et confia Briard à un palefrenier. A l’hôtellerie, il demanda à être reçu par Godfrid Picard, ce qui lui fut promptement accordé.
Dans sa chambre, en compagnie de Madeleine, Iveta brodait sans enthousiasme un motif de tapisserie destiné à un coussin. Bien sûr, elle pouvait, à présent, aller se promener comme elle le désirait, mais pas au-delà de la porterie. Elle avait essayé une fois, morte de frayeur, et un des hommes de son oncle lui avait barré la route, d’une façon polie, mais avec un petit sourire ironique qui l’avait fait rougir de confusion. Et à quoi bon se promener dans cette enceinte, ce qui aurait été agréable en d’autres circonstances, alors que Joscelin se trouvait Dieu sait où et qu’elle n’avait aucun moyen de l’atteindre ? Mieux valait rester là et se tenir tranquille, en guettant le vent de la liberté qui lui apporterait de ses nouvelles. Le moine qui avait, une fois, écarté d’elle la foudre, et l’avait, une autre fois, ramenée gentiment à ce sinistre bas monde, était à compter parmi ses amis, même si elle ne lui avait pas parlé récemment. Et puis, il y avait Simon. Il était loyal et ne croyait pas aux accusations portées contre Joscelin. Si l’occasion s’en présentait, on pouvait compter sur son aide.
Iveta continua à coudre en gardant le silence, et ce d’autant plus que de la pièce voisine lui parvint soudain la rumeur assourdie d’éclats de voix. Mais les murs intérieurs étaient épais et étouffaient les sons ; elle ne pensait pas que Madeleine eût remarqué quoi que ce fût qui éveillât son intérêt. Iveta se garda donc soigneusement de montrer le sien. Mais il n’y avait pas d’erreur. Son oncle se querellait avec quelqu’un. Elle le perçut dans la véhémence hargneuse du ton plutôt que dans l’ampleur ; en fait, la voix était intentionnellement basse et les paroles incompréhensibles. L’autre voix était plus jeune, moins prudente, plus furieusement sur la défensive, certainement étonnée et atterrée, comme si elle ne s’attendait pas à la querelle. On ne distinguait aucune parole encore, seulement le rythme significatif de deux voix s’affrontant en un conflit sans merci. Soudain elle crut avoir saisi chez le plus vieux des intonations évoquant un nom qui la remplit de désespoir. Qu’avait-il pu se passer entre son oncle et Simon ? Car c’était, à n’en pas douter, la voix de Simon. Son oncle deviendrait-il soupçonneux à l’égard de tous les jeunes gens qui approchaient d’elle ? Elle ne savait que trop qu’il avait des trésors à garder : elle-même, le grand domaine qu’elle traînait comme un boulet au pied, l’usage qu’on pourrait faire de sa personne, le profit qu’on pourrait en tirer. Pourtant, un jour ou deux auparavant, Simon avait été bien accueilli, traité avec tous les égards et reçu avec force sourires par sa tante Agnès.
Ne prêtant aucune attention à ce lointain brouhaha, Madeleine continuait impassiblement à se coudre une coiffe de lin. Plus âgée, elle avait l’ouïe moins fine et n’entendait qu’une rumeur de conversation.
Et même ce bruit avait cessé. Une porte se referma. Iveta crut percevoir à nouveau un chuchotement insistant à la porte voisine. Puis on frappa un coup fort et assuré à sa chambre, elle s’ouvrit sur Simon qui entra comme chez lui. Iveta fut désorientée et ne put que le regarder bouche bée. Mais il était très à son aise.
— Je vous salue, Iveta ! dit-il avec naturel, et s’adressant à la suivante : Veuillez nous laisser seuls quelques instants, Dame Madeleine !
Madeleine se souvenait des sourires et des petits saluts d’Agnès : à ses yeux, Simon avait droit à des égards particuliers. Elle prit son ouvrage et le salua obligeamment, aussi bienveillante que la dernière fois, avant de quitter la pièce.
La porte s’était à peine refermée que Simon était à genoux aux côtés d’Iveta, et se penchait tout près d’elle. Malgré le calme qu’il s’efforçait de garder, il avait le sang aux joues et respirait fort, les narines palpitantes.
— Écoutez, Iveta, car ils ne me laisseront pas vous approcher de nouveau... Si elle leur dit que je suis ici, ils me chasseront... J’ai un mot pour vous de la part de Joscelin !
Elle s’apprêtait à le questionner, affolée et anxieuse, mais d’un doigt sur les lèvres, il lui intima le silence et continua à voix basse et véhémente :
— Ce soir, après les Vêpres, il vous prie de venir au jardin aux simples. Je dois lui amener son cheval de l’autre côté du ruisseau. N’y manquez pas ! Moi, j’y serai. Avez-vous bien compris ?
Elle acquiesça d’un signe de tête, rendue presque muette par la surprise et la joie, mêlées de peur.
— Oui. Oh, Simon ! Je ferais n’importe quoi ! Que Dieu bénisse votre loyauté ! Mais vous... Qu’est-il arrivé ? Pourquoi, pourquoi se retourner contre vous ?
— Parce que j’ai défendu Joss. J’ai dit qu’il n’était ni un assassin, ni un voleur et qu’à la fin, justice lui serait rendue, et qu’ils devraient retirer tout ce qu’ils auraient dit contre lui. Ils ne veulent plus rien avoir à faire avec moi, je suis chassé. Mais voici son message... regardez !
Elle reconnut l’écriture et lut en tremblant. Elle caressa le parchemin comme s’il avait été une sainte relique, mais referma sur lui, à contrecoeur, la main de Simon.
— Ils pourraient le trouver... gardez-le ! Je ferai ce qu’il m’a demandé. Soyez remercié mille fois pour votre bonté ! Mais oh, Simon ! je suis navrée que par notre faute, vous ayez également des ennuis...
— Des ennuis, quels ennuis ? chuchota-t-il âprement. Je ne les crains pas si votre bonne volonté m’est acquise.
— Pour toujours, et plus que ma bonne volonté. Vous avez été si généreux pour moi. Qu’aurais-je fait sans vous ? Si nous parvenons à fuir, si nous le pouvons, nous vous retrouverons. Vous serez toujours notre ami le plus cher.
Elle étreignait les doigts qui l’avaient empêchée de parler, essayant d’exprimer par son contact la gratitude qu’elle ne pouvait formuler, mais il eut une mimique d’avertissement et retira vivement sa main, avant de se lever et de se tenir à quelque distance en un mouvement souple, car il y avait eu un bruit de pas à la porte dont quelqu’un avait touché la poignée.
— Le jardin aux simples ! chuchota-t-il.
Elle lui répondit par un regard rapide, à la fois résolu et terrifié.
— Je suis heureux de vous voir aussi bien rétablie ! déclara-t-il cérémonieusement au moment où la porte s’ouvrait. Je ne pouvais pas prendre congé sans venir vous assurer de mon dévouement.
Picard entra dans la pièce d’un pas décidé ; son visage étroit et subtil montrait une froideur glaciale, sa voix était plus glaciale encore, bien que parfaitement polie.
— Encore ici, messire Aguilon ? Notre nièce garde la chambre et ne devrait pas être dérangée. Je pensais que vous étiez pressé de rentrer chez vous et de vous préparer. Vous êtes tenu de vous joindre aux forces du shérif aujourd’hui. J’espère que vous n’avez pas l’intention de vous dérober.
— Je ferai ce qu’on me demande, rétorqua Simon, mais pas en empruntant le cheval de mon ami. N’ayez crainte, messire, je rejoindrai en temps voulu les troupes du shérif, comme j’en ai reçu l’ordre.
Agnès avait surgi derrière l’épaule de son époux, les lèvres serrées, ses petits yeux brillant de méfiance. Simon adressa un profond salut à Iveta, un autre plus raide et de pure convenance à Agnès et sortit de la pièce à grands pas. Deux têtes se retournèrent pour le regarder partir en un silence menaçant, puis lorsqu’il eut disparu, se retournèrent avec la même froideur hostile pour observer Iveta. Elle courba doucement le front sur sa broderie pour dissimuler la joie rebelle qu’elle ne pouvait complètement effacer de son visage et ne dit mot. Le lourd silence dura longtemps, mais ils sortirent enfin, refermant la porte. Ils n’avaient pas posé de questions. Elle les crut satisfaits. Leur avait-elle jamais tenu tête pour se défendre ? Ils ne savaient pas, ils ne pouvaient pas comprendre quels prodiges elle se sentait capable d’accomplir pour Joscelin.
Frère Cadfael s’était mis en route immédiatement après le petit déjeuner, montant une mule de l’écurie de l’abbaye. Au moment où Iveta recevait le message de Joscelin, il avait déjà dépassé Beistan et atteignait la région boisée située près du rendez-vous de chasse. Pour parvenir au hameau de Thornbury, il n’était pas nécessaire de continuer le sentier menant à la propriété ; il se dirigea donc un peu sur la droite, vers l’ouest et vers la lisière de la Forêt Longue. Entre le rendez-vous de chasse et le village, il n’y avait guère qu’un mille de distance, et pourtant, il n’arrivait pas à comprendre pourquoi une femme avait abandonné un bon cheval et choisi de s’y rendre à pied.
Les arbres s’espacèrent aux approches du hameau et dégagèrent un paysage accueillant de prairies vertes et de terres labourées, denses et bien en retenues. Eparpillés dans les bois avoisinants, se trouvaient des essarts arrachés à la forêt par des cadets entreprenants. Et, au milieu, se regroupaient des cabanes de grosses poutres, basses de plafond, d’où s’échappaient les volutes de fumée bleue et l’odeur des feux de bois. Un minuscule village, pauvre et éloigné de tout, un endroit pour des gens durs à la peine, mais qui, pourtant, avait en abondance de quoi se chauffer et de quoi braconner, ce qui, pensa Cadfael, pouvait très bien être là l’affaire de la communauté. Toutes sortes de bois en abondance, également, pour le charronnage : l’orme, essentiel pour le moyeu, le chêne dont le coeur fendu, au grain lisse, servait pour les rayons, et le frêne souple et flexible pour les jantes arrondies de la roue, toutes les essences se trouvaient à portée de main.
Cadfael arrêta sa mule à la première chaumière, où une femme donnait à manger aux poules dans la cour, et demanda où habitait le charron.
— Vous voulez Ulger ? dit-elle, appuyant un bras potelé sur sa barrière et le regardant avec une curiosité amicale. Sa ferme est tout au bout, derrière la mare ; vous la reconnaîtrez aux piles de bois entassées à droite. On lui a amené un chariot qui avait besoin d’une nouvelle roue ; il doit être en train d’y travailler.
Cadfael la remercia et reprit sa route. Derrière la mare où cancanaient et plongeaient des canards, il remarqua le bois mis à sécher. Un moment après, il arriva à la ferme, bien pourvue en outils et en matériaux, avec une pièce et un grenier. Dans la cour, devant la maison, se trouvait un chariot avec une roue en moins. Les parties brisées gisaient sur le sol, plusieurs rayons étaient cassés, le cercle de fer serait récupéré pour un réemploi éventuel. Un nouveau moyeu en orme, possédant déjà des rayons, reposait dans l’herbe, évoquant une étoile. Le charron, un homme trapu d’environ quarante-cinq ans, barbu et musclé, s’échinait, l’herminette à la main, sur une longueur de frêne bien arrondie, destinée à la jante, tout en veillant à respecter le grain du bois.
— Dieu bénisse ce travail ! dit Cadfael, en arrêtant sa mule et mettant pied à terre. Je pense que vous devez être Ulger, l’homme que je cherche. Mais je m’attendais à trouver quelqu’un de plus âgé.
A l’aise dans son propre royaume, le charron se redressa, laissant son herminette, et dévisagea son visiteur avec une curiosité toute bienveillante. Le visage rond, d’un naturel manifestement aimable, il gardait cependant une certaine réserve empreinte de dignité.
— Mon père aussi s’appelait Ulger et était également charron pour ce hameau et les environs. Il se peut que ce soit à lui que vous pensiez. Il est mort, il y’a quelques années, qu’il repose en paix ! J’ai repris ce métier et la maison.
Après un examen rapide et perspicace il ajouta :
— Vous devez être un Bénédictin de Shrewsbury. Nous sommes plus ou moins au courant de ce qui s’est passé.
— Nous avons des ennuis, comme vous le savez, dit Cadfael.
Il glissa la bride de sa mule autour d’un poteau de la barrière, avant de secouer son habit et de s’étirer, un peu courbatu.
— Je vais vous parler franchement. Huon de Domville a été assassiné le matin de ses noces et à son rendez-vous de chasse, pas très loin d’ici ; il gardait une maîtresse. Il venait de la quitter lorsqu’il trouva la mort. Et elle n’est plus au rendez-vous de chasse. On l’appelait Avice de Thornbury, fille de cet Ulger qui doit être aussi votre père. C’est par ici qu’il l’a rencontrée et prise comme maîtresse. Je ne pense pas vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà.
Il attendit ; il y eut un silence. L’expression du visage naturellement affable se durcit et se figea soudain. Le charron lui fit face et ne dit mot.
— Je n’ai ni l’intention, ni l’obligation, dit Cadfael, de mettre votre soeur en danger ou de la menacer. Cependant, il se peut qu’elle sache ce que la justice doit savoir, non seulement pour châtier le coupable, mais pour libérer l’innocent. Tout ce que je veux, c’est lui parler. Elle a laissé son cheval et plusieurs autres choses qui lui appartiennent, je crois. Elle est partie à pied. Je pense qu’elle est venue ici, dans sa famille.
— Il y a longtemps, déclara Ulger après un long silence, que je n’ai plus de soeur, longtemps que moi et les miens ne sommes plus de la famille d’Avice de Thornbury.
— Je comprends, dit Cadfael. Cependant, il y a les liens du sang. Est-elle venue chez vous ?
Ulger lui lança un regard sombre et se décida.
— Oui.
— Il y a deux jours ? Après que la nouvelle de la mort de Huon de Domville fut parvenue de Shrewsbury ?
— Il y a deux jours en effet, elle est arrivée tard dans l’après-midi. Non, nous ne connaissions pas la nouvelle alors. Mais elle, elle la savait.
— Si elle est encore là, reprit Cadfael, je dois lui parler.
Il regarda la maison, et vit une belle femme robuste en sortir et y rentrer. Dans un coin de la cour, un garçon de quatorze ans environ affinait des rayons de chêne pour une roue plus légère.
C’étaient l’épouse et le fils d’Ulger. Il n’aperçut aucun indice révélant la présence d’une autre femme.
— Elle n’est pas ici, dit Ulger. Elle ne serait pas la bienvenue chez moi. Nous ne l’avons revue qu’une ou deux fois, depuis qu’elle a choisi de devenir la ribaude d’un baron normand, une honte pour sa famille et son peuple. Je lui ai dit, lorsqu’elle est venue, que je ferais pour elle tout ce qu’un homme doit faire pour sa soeur, sauf la laisser entrer dans la maison qu’elle a abandonnée il y a longtemps pour de l’argent et pour une vie facile et oisive. Elle n’avait pas changé ; elle n’avait pas l’air abattu, non plus. Vous vous ferez une opinion ; moi, je ne sais pas trop quoi en penser. Elle m’a dit bien calmement et poliment qu’elle ne me demandait à moi et à ma famille que trois choses : lui prêter mon vieux cheval, lui donner des vêtements de paysanne en échange de ses beaux habits et permettre à mon fils de la guider là où elle voulait se rendre pour ramener ensuite le cheval sans problèmes. Elle avait trois milles à parcourir et ses souliers de dame n’étaient pas faits pour le chemin.
— Et vous lui avez rendu ces trois services ? s’étonna Cadfael.
— Oui. Elle a enlevé ses habits et revêtu une vieille robe de ma femme. Elle a également ôté les bagues de ses doigts et une chaînette en or et les a données à ma femme, en disant qu’elle n’en avait plus besoin et que ces bijoux pourraient payer une partie de sa dette. Et elle est montée sur mon cheval ; mon garçon l’a accompagnée à pied et est revenu avec l’animal avant la nuit. C’est tout ce que je sais d’elle, car je ne lui ai rien demandé.
— Même pas où elle voulait aller ?
— Même pas. Mais mon fils me l’a dit à son retour.
— Et où est-elle allée ?
— A un endroit appelé Godric’s Ford, à l’ouest d’ici, à l’entrée de la forêt.
— Ah ! je vois, dit Cadfael, comprenant tout car, à Godric’s Ford, vivait une petite communauté de soeurs Bénédictines, dépendant de l’abbaye de Polesworth.
C’était donc là, dans le couvent le plus proche que s’était rendue Avice de Thornbury, à l’heure du danger, pour s’y cacher et y trouver refuge, sous la protection d’une abbaye puissante et respectée, jusqu’à ce que l’assassin de Huon de Domville fût identifié et arrêté, sa mort vengée, et sa maîtresse oubliée. Dans ce havre sûr, elle se montrerait peut-être encline à révéler tout ce qu’elle savait, à la condition qu’elle-même restât en sécurité dans sa retraite.
Voilà ce qu’il pensait en remerciant Ulger pour son aide, avant de remonter en selle et continuer sa route vers Godric’s Ford. C’était là une démarche très naturelle pour une femme avisée qui craignait d’être mêlée à un grand scandale et aux conséquences multiples d’un crime.
Et pourtant... pourtant, elle avait laissé son genet d’Espagne et elle était partie à pied. Et pourtant, elle avait échangé ses atours contre des vêtements de grosse laine et enlevé les bagues de ses doigts pour payer une partie de sa dette à la famille qu’elle avait quittée longtemps auparavant !
Situé dans une vaste clairière, le couvent de Godric’s Ford se composait d’un bâtiment long et bas, et d’une petite chapelle en bois ; un haut mur de pierres entourait le potager et le verger, tous deux très bien tenus et où les arbres n’avaient plus à présent que la moitié de leur feuillage doré. A l’intérieur de l’enceinte, sur une plate-bande fraîchement retournée, une novice d’âge mûr, à la silhouette et au visage agréablement potelés, repiquait des plants de choux pour le printemps suivant. Cadfael l’observa en franchissant le portail et en mettant pied à terre. Bon juge en matière d’efficacité et de compétence, il apprécia l’assurance et l’économie de ses gestes. A l’instar des moines Bénédictins, les soeurs Bénédictines prônaient le travail manuel et devaient se donner aussi généreusement à la culture de la terre qu’à la prière. Cette femme, respirant la santé, vaquait à sa tâche comme une bonne maîtresse de maison, contente d’elle-même ; d’un pied large, elle tassait fermement le sol autour de ses plants, et l’air placide et satisfait, essuyait la terre de ses mains. Elle était bien en chair, pas très grande, et son visage, malgré sa rondeur et sa plénitude, avait une ossature solide et volontaire, une fermeté remarquable dans la bouche et le menton.
Lorsqu’elle s’aperçut de la présence de Cadfael et de sa mule, elle se redressa avec la lenteur prudente et le grognement du vrai jardinier ; ses yeux bruns et malins, sous des sourcils bizarrement obliques, dardèrent sur lui un regard pénétrant qui l’engloba tout entier, du capuchon aux sandales.
Délaissant la plate-bande, elle s’avança d’un pas tranquille.
— Soyez le bienvenu, mon Frère ! lança-t-elle sur un ton joyeux. Peut-on vous aider ?
— Dieu bénisse cette communauté ! dit solennellement Cadfael. Je voudrais m’entretenir avec une dame qui, récemment, est venue ici chercher refuge. Ou du moins, c’est ce que je crois. Elle a pour nom Avice de Thornbury. Pourriez-vous me conduire jusqu’à elle ?
— Très volontiers, répondit la novice.
Sa joue couleur de pomme de reinette se creusa soudain d’une fossette inattendue qui disparut presque aussitôt. La beauté, sous son aspect le plus mûr et le plus serein, resplendit et s’enfuit avec la fossette, laissant la place à l’expression habituelle de la novice, un air de paix et de simplicité.
— Si vous cherchez Avice de Thornbury, vous l’avez trouvée. C’est moi.
Dans le parloir sombre du couvent, moine Bénédictin et future soeur Bénédictine étaient assis, l’un en face de l’autre, et se regardaient avec grand intérêt. La supérieure leur avait accordé l’autorisation de s’entretenir et la porte venait de se refermer. Les manières de la novice révélaient tant d’autorité et d’assurance qu’il semblait surprenant qu’elle dût demander la permission de deviser avec son visiteur, et encore plus surprenant qu’elle le fît avec toute l’humilité requise. Mais Cadfael était déjà convaincu qu’avoir affaire à cette femme réservait bien des surprises.
Où était-elle à présent, cette maîtresse d’un baron normand, à qui sa beauté avait permis de vivre dans le luxe, d’être choyée et de satisfaire tous ses caprices ? Une telle créature aurait dû tenter de sauvegarder ses charmes avec des fards, des crèmes et des sortilèges secrets ; elle aurait dû étudier l’art du mouvement et de la grâce et se priver de manger pour éviter de trop grossir. Cette femme-là avait placidement glissé dans l’âge mûr, laissant les rides se former sur son visage et son cou sans chercher à les dissimuler, et le gris envahir ses cheveux bruns. Elle était encore vive et énergique et le serait toujours ; sûre d’elle-même, elle ne ressentait pas le besoin d’être ou de paraître autre qu’elle était. Et telle quelle, elle avait gardé le coeur de Huon de Domville pendant plus de vingt ans.
— Oui, affirma-t-elle immédiatement en réponse à la question de Cadfael. Je me trouvais au rendez-vous de chasse de Huon. Il voulait que je ne fusse jamais loin de lui, où qu’il allât. J’ai parcouru son domaine de long en large plus d’une fois.
Sa voix basse et agréable était aussi sereine que sa personnalité, elle parlait de son passé comme aurait pu le faire la plus respectable des épouses après la mort de son mari, évoquant la tendresse conjugale tranquille, quotidienne et banale.
— Quand vous avez appris qu’il était mort, demanda Cadfael, vous avez pensé que vous feriez mieux de disparaître ? Vous a-t-on dit que c’était un assassinat ?
— Tout le monde le savait dès l’après-midi, répondit-elle. Je n’avais rien à y voir, je n’avais aucun moyen de deviner qui avait commis ce crime. Je n’avais pas peur, si c’est cela que vous pensez, Frère Cadfael. Je n’ai jamais agi par peur.
Elle le dit simplement et sans fioritures et il la crut. Il serait même allé plus loin et aurait juré que, de toute sa vie, elle n’avait jamais connu la peur. Elle prononça ce mot avec une légère curiosité, comme si elle mettait la main dans une toison pour en juger le poids et la qualité.
— Non, il ne s’agit pas de peur, plutôt du refus de jouer un rôle dans une affaire notoire ou publique. J’ai été discrète pendant plus de vingt ans ; je n’aurais pas supporté de devenir un objet de risée. Et quand quelque chose est fini, pourquoi s’attarder ? Je ne pouvais pas le faire revivre. C’était fini. J’ai quarante-quatre ans et l’expérience de la vie. Comme vous, je suppose, mon Frère, ajouta-t-elle, lui lançant un regard soutenu, alors que la fossette apparaissait et disparaissait. Car je pense que je ne vous surprends pas autant que je l’aurais cru.
— De même, répliqua Cadfael, que je ne peux concevoir qu’il y ait un homme que vous ne surprendriez pas. Mais oui, j’ai vécu assez longtemps dans le monde avant de choisir le cloître. Serait-ce faux de ma part de supposer que ce fut d’abord votre don d’étonner qui vous attira la faveur de Huon de Domville ?
— Croyez-moi si vous voulez, dit Avice, se redressant avec un soupir et croisant ses mains de paysanne sur son giron, je ne m’en souviens pas. Tout ce que je sais, c’est que j’ai eu assez de jugeote et d’audace pour prendre ce qu’une fille comme moi pouvait trouver de mieux et pour en payer le prix sans barguigner. J’ai encore la jugeote et l’audace, je choisis ce qui se présente de mieux pour une femme de mon âge et de mon passé.
Ses paroles restaient en deçà de ce qu’elle voulait dire, mais elle savait très bien qu’il avait compris. Elle avait reconnu immédiatement la fin d’une carrière. Trop âgée à présent pour tirer fruit d’une nouvelle liaison, trop avisée pour en vouloir une, peut-être trop loyale même pour y penser, après tant d’années, elle avait cherché quelque chose qui convînt à ses capacités et son énergie. Avec son passé, il n’était plus temps d’envisager un mariage ordinaire. Que restait-il à une telle femme ?
— Vous avez raison, continua Avice, détendue et à l’aise. J’ai bien employé mon temps, lorsque j’attendais Huon, les nombreuses fois où je l’ai attendu, plusieurs semaines d’affilée, parfois. Je sais lire et compter et faire beaucoup d’autres choses. J’ai besoin d’utiliser ce que je sais et peux faire. Ma beauté, qui ne fut jamais remarquable, s’en est allée à présent. Personne ne va la désirer ou être prêt à payer pour l’avoir. Je plaisais à Huon, il était habitué à moi. J’étais son bon lit de plumes lorsque les autres femmes l’agaçaient et le fatiguaient.
— Vous l’aimiez ? demanda Cadfael.
L’attitude de la femme était telle que cette question ne semblait pas déplacée. Elle y réfléchit sérieusement.
— Non, on ne peut pas dire que je l’aimais ; ce n’était pas ce qu’il désirait. Après toutes ces années, bien sûr, il y avait une certaine tendresse et une certaine routine qui nous convenaient à tous deux et résistait au temps. Quelquefois, nous n’avions même pas de relations charnelles, confia pensivement la novice. Nous restions simplement assis à boire du vin, à jouer aux échecs qu’il m’avait enseignés ou encore à écouter des ménestrels. Moi je travaillais à une broderie et lui buvait son vin, l’un et l’autre, de part et d’autre de la cheminée. Parfois, nous n’échangions ni baisers, ni caresses, bien que nous partagions confortablement la même couche.
Comme un vieux châtelain et son épouse d’âge mûr, toute simple et affable. Mais cette époque était finie et elle savait voir la réalité en face. Elle avait sincèrement pleuré son compagnon, même lorsqu’elle réfléchissait activement à son avenir et se frottait les mains à la pensée de se lancer dans une nouvelle entreprise, bien différente. Une vie si débordante d’intelligence devait servir à quelque chose, trouver un domaine où s’épanouir. La jeunesse ne lui ouvrirait plus de voies, à présent, mais il y en avait d’autres.
— Pourtant il est venu vous voir, reprit Cadfael, la veille de son mariage. « Et sa fiancée, continua-t-il mentalement, est une belle jeune fille de dix-huit ans, soumise et héritière de grands domaines. »
Elle se pencha, le visage débonnaire et méditatif, comme si elle examinait objectivement les arcanes de l’esprit humain, si obstiné et en même temps, si enclin au conformisme.
— Oui, il est venu. C’était la première fois depuis son arrivée à Shrewsbury et cela fut la dernière. La veille de ses noces... Oui, le mariage est un contrat d’affaires, n’est-ce pas ? Comme le concubinage ! L’amour... ah ! ça, c’est autre chose, qui n’a rien à voir avec l’un ou l’autre. Oui, je l’attendais au rendez-vous de chasse. Ma situation n’aurait pas été changée par cette union, vous comprenez.
Frère Cadfael comprit. Celle qui, pendant vingt ans, avait eu le statut de maîtresse n’aurait pas été chassée par l’héritière (achetée, elle aussi), de vingt-six ans sa cadette. Elles appartenaient à deux mondes bien distincts et l’une, autant que l’autre, avait sa propre légitimité.
— Il est venu seul ?
— Oui, seul.
— Il vous a quittée à quelle heure ?
Maintenant il était au coeur du problème. Car cette respectable courtisane n’avait sûrement pas pris part à l’assassinat de son maître, ni même ne l’avait trompé avec son régisseur, cet homme jaloux, fidèle et soupçonneux qui lui était attaché avec une loyauté sûrement méritée et datant de longtemps. Cette femme avait certainement les pieds sur terre lorsqu’elle avait affaire à ceux que les circonstances amenaient à la servir, et elle devait les respecter comme ils apprenaient à la respecter.
Elle réfléchit soigneusement.
— Il était six heures passées ce matin-là. Passées de combien, je n’en suis pas sûre, mais l’aube commençait à poindre. Je l’ai accompagné jusqu’au portail. Je me souviens, on distinguait déjà les couleurs, il devait être près de la demie. Je suis allée jusqu’au buisson de grémil, qui a continué à donner des fleurs très tard cette année et j’en ai cueilli quelques-unes que j’ai mises à son chaperon.
— Six heures passées, plus près de la demie que du quart, pensa Cadfael à haute voix. Dans ce cas, il ne peut pas avoir atteint le lieu du guet-apens et de l’assassinat plus tôt qu’un quart d’heure avant Primes, et probablement plus tard.
— Alors là, mon Frère, je dois avouer que je ne connais pas cet endroit. En ce qui concerne son départ, autant que je puisse l’affirmer, il est parti environ vingt minutes après six heures.
Il fallait compter un quart d’heure, même à une vitesse trop grande pour la faible clarté, pour qu’il parvienne au lieu où l’attendait le piège. Combien de temps avait duré l’attaque elle-même ? Au moins dix minutes. Non, l’assassin n’avait pas pu quitter le site de l’embuscade avant au moins sept heures moins le quart, et même plus tard, très probablement.
Il lui restait à poser une question essentielle. Nombre d’interrogations qui l’avaient tracassé avant qu’il ne rencontrât ce témoin essentiel et commençait à se frayer un chemin vers la vérité en écartant, les unes après les autres, toutes ses hypothèses fausses, étaient devenues inutiles. Comme, par exemple, la raison qui l’avait poussée à abandonner tout ce qu’elle possédait, même ses bagues, à laisser son genet d’Espagne à l’écurie et à se dépouiller de tous les profits d’une vie. Il avait d’abord songé à la hâte et à la peur, à la nécessité pressante de trouver un refuge sûr et à l’abandon incohérent de tout ce qui pourrait la rattacher à Huon de Domville. Puis, quand il l’avait trouvée déjà revêtue de l’habit de novice, il avait cru qu’elle avait été touchée par le repentir et avait ressenti le besoin de renoncer à tout, avant d’entrer au couvent pour passer le restant de sa vie à expier son passé. Il voyait à présent l’ironie de tout cela. Avice de Thornbury ne se repentait de rien. De même qu’elle n’avait jamais eu peur, il était certain qu’elle n’avait jamais eu honte de sa vie. Elle avait conclu un marché et s’y était tenue, aussi longtemps que son maître avait vécu. A présent, redevenue sa propre maîtresse, elle pouvait disposer d’elle-même comme elle l’entendait.
Elle avait abandonné ses beaux atours comme un vieux soldat délaisse des armes qui ne présentent plus ni intérêt, ni utilité, pour employer l’énergie considérable qui lui reste à s’occuper de sa ferme. C’était ce qu’elle avait l’intention de faire désormais. Sa ferme à elle serait les ressources de ce couvent de Bénédictines ; elle s’attellerait à cette tâche et y réussirait. Il ressentit même une certaine sympathie apitoyée pour la poignée de religieuses qui avaient accueilli, dans leur colombier, ce faucon à l’air inoffensif. Dans trois ou quatre ans, elle en serait la supérieure. Dans dix, elle serait abbesse de Polesworth et renforcerait, en outre, l’influence et la gloire de cette abbaye, autant que ses finances. Après sa mort, il se pourrait fort bien qu’elle fût canonisée.
En attendant, bien qu’à présent, il n’y eût aucun doute sur sa droiture et son honnêteté, elle avait le droit de savoir qu’en agissant civiquement, elle risquait de voir sa vie privée perturbée.
— Vous devez comprendre, dit scrupuleusement Cadfael, que le shérif peut très bien vous demander de témoigner à un procès où un homme risquera sa tête, et que des vies innocentes peuvent dépendre de l’accueil fait à vos paroles. Témoignerez-vous de tout cela devant une cour de justice, comme vous l’avez fait en face de moi ?
— Il y a au moins un péché, répliqua Avice de Thornbury, que j’ai évité de commettre toute ma vie. Ou plutôt il ne m’a jamais tentée. Je ne mens pas et je ne feins pas. Je dirai la vérité pour vous le jour où vous me le demanderez.
— Et puis il y a un autre problème que vous serez peut-être capable de résoudre. Huon de Domville, vous ne le savez sans doute pas, donna congé à ses serviteurs, lorsqu’il vint vous voir et nul homme de sa suite n’admet avoir idée de l’endroit où il aurait pu aller. Pourtant, celui qui lui a tendu cette embuscade et l’a tué sur ce sentier l’avait suivi assez loin pour décider qu’il retournerait par le même chemin, ou alors, et cela est plus vraisemblable, savait-il très bien où il allait. Celui qui savait cela connaissait votre présence au rendez-vous de chasse. Vous m’avez dit que vous faisiez toujours preuve de discrétion et pourtant quelqu’un devait être au courant.
— Bien sûr, on ne me laissait pas voyager sans escorte, remarqua-t-elle avec bon sens. Je suppose que certains de ses vieux serviteurs devaient avoir deviné que je n’étais pas loin, mais savoir où exactement... Qui le connaîtrait mieux que celui qui m’a conduite là-bas sur l’ordre de Huon, deux jours avant l’arrivée à Shrewsbury de Huon et de sa suite ? J’étais toujours sous la responsabilité d’un seul homme de confiance, toujours le même. Pourquoi en mettre d’autres dans la confidence ? Ces trois dernières années, c’était toujours le même homme.
— Nommez-le, demanda Frère Cadfael.